"La Croisade de Stefan Ramniceanu"

Andrei Plesu

Ferecatura exhibition catalog 
October 1988

Andrei Plesu, Minister of Culture (1989-1991) and Minister of Foreign Affairs (1997-1999) of Romania

 
L’exposition de Stefan Ramniceanu marque une réussite dont le principe – et, en un certain sens, la culmination – réside dans le choix du lieu. Les ruines dénudées de l’ancienne Cour Princière, au cœur de Bucarest, deviennent, par l’option de l’artiste, un espace rituel ; elles se voient « adoubées » en bonne et due forme, selon les rites d’investiture, comme dans un romancero chevaleresque. Les murs qui sommeillaient dans leur muette dignité archéologique, recouvrent comme par magie leur statut souverain, et, de ce fait, une autorité actuelle. Ramniceanu assume, en même temps, la modestie de se plier à l’ambiance donnée et l’orgueil de la ressusciter, en fin de compte de la concurrencer, aussi insidieusement qu’un joyau fait parfois concurrence à la beauté de celle qui en est parée.

Une exposition, en pareil cas, est un geste d’une type tout autre qu’ordinaire : il s’agit non pas de montrer des œuvres mais d’instituer (ou de restituer) un espace : l’habiter, lui conférer une nouvelle formulation fonctionnelle, le transformer en une entité autonome, à sa propre image. Stefan Ramniceanu ranime somptueusement un territoire appartenant au passé et le fait sien ; mais non pas de la manière brutale, inconoclaste, d’un Cristo, lequel, en « empaquetant » des monuements, les exalte, paradoxallement, par occultation ; ici le monument est traité avec égard, aidé à se faire valoir, mis en vedette. Ses structures apparaissent comme un écho, dans la structure des œuvres exposées ; nous sommes à même de considérer aussi bien l’effort d’en consolider l’ensemble que celui de le décorer ; bref, nous assistons au projet d’une restauration. Cela avec toute la splendeur et tous les risques, également, qu’un tel projet comporte, car toute restauration finit par trahir ce qu’elle restaure, soit par un abus de prudence, soit par celui, contraire, d’un excès d’imagination. Chez Stefan Ramniceanu, les risques tiennent plutôt de cette dernière catégorie, La piété compose, chez lieu, comme d’ailleurs chez tout artiste authentique, avec une terrible dilatation du Moi, difficile à maîtriser et probablement, non ressentie comme tel par lui-même. C’est à cette ambiguïté originelle qu’il faut probablement attribuer l’hésitation qui se fait sentir, de temps à autre, entre des extrêmes peu conciliables ; entre délicatesse et amplitude, entre puissant et agréable, entre un acharnement forcené d’autodépassement et la placide détente du contement de soi. Tempérament ténébreux, incommode, Stefan Ramniceanu déploye devant nos yeux d’immenses énergies, aux abords desquels nous ne saurions demeurer neutres. Son geste est impératif, son effort d’une proportion ahurissante. On y perçoit une dimension héroïque, une nature guerrière qui cultive simultanément la véhémence et la cérémonie. Boucliers, hauberts, un heaume géant, comme un tumulus archaïque, une fenêtre moyenâgeuse, d’une grâce défensive, la cloche, la coupole, l’âpre métal, le cuir clouté, la couleur empâtée (où dominent les teintes noire et rouge, cumul d’ardeur agressive et de faste) – tout cela constituant l’arsenal d’une force dénuée d’aménité et prête à se renfermer dans l’ornement comme dans une forteresse.

A la considérer dans le contexte, l’expérience que propose Stefan Ramniceanu parait singulière, contrariant l’esprit du temps non moins que celui du lieu ; l’artiste passe outre toute sagesse, outre toute mesure commune. L’audace de risquer, de construire en grand, de recourir aux « grands moyens », par amour d’une noble gratuité, ne se rencontre guère à chaque pas. Souvenons-nous de ce que disait G. Calinescu : « Notre race, qui a toujours vu son travail ruiné par les secousses de l’histoire, est devenue prudente et ne construit qu’en réduction, solidement, dans les recoins montagneux et cachés ». Aucun reste de cette prudence ne subsiste dans l’enceinte de l’ancienne Cour, telle que Stefan Ramniceanu a pris sur soi d’en agencer l’espace. Tout y est, au contraire, imprudent, majeur, ferme assurément mais nullement dissimulé ; non pas une sage retraite montagnarde mais une sortie en champ ouverte, une attaque en armure, un téméraire croisade, sûre de ses ressources trop longtemps réprimées.

Nul doute, Stefan Ramniceanu a le sens de la grandeur, de le culte de l’effort et le joie de l’offensive. Depuis quelques années évolue spectaculairement, faisant preuve de dextérités multiples, humainement défaillantes parfois, mais aussi non sans victoires notables, attestant ses dons exceptionnels. Il est de ces artistes qui savent séduire, irriter et surprendre ; autrement dit, il a le don d’être imprévisible. La rencontre d’un artiste pareil est toujours pour le public comme pour la critique, une occurrence mémorable. Saluons la gageure qu’il vient de tenir avec tant d’éclat et attendons avec confiance le projet tournant de son trajet.