L’art de Stefan Ramniceanu illustre le cas passionnant d’un talent fort, débordant dans une richesse de thèmes infinie.

Peintre jusqu’au bout des ongles, Ramniceanu est, pareil au roi Crésus, condamné à transformer tout ce qu’il touche en or artistique, jusqu’à ce que sa propre richesse le condamne à une sorte d’ascétisme. Charismatique, tempérament volcanique, Ramniceanu est autant attiré par la luxuriance du monde que par l’ivresse des idées pures ; la pure visualisation s’affronte en lui avec la spiritualité en art. Mystérieux et extraverti, somptueux et ténébreux à la fois, instinctif et conceptuel, mais également mystique et païen, il est par définition - comme lui-même dit- l’Homme Eclectique.

Sa trajectoire des 20 dernières années, dès ses débuts jusqu’à présent, exprime d’une manière percutante cette particulière et choisie « damnation ».

Ramniceanu débute dans la Roumanie des années 80 dans le cadre d’une génération qui allait renouveler le programme esthétique d’une culture isolée, par une insidieuse ouverture vers le postmodernisme international. En résonance avec les modes internes et externes de l’époque, il aborde avec brio une séries de manières picturales : des paysages truculents et émotionnels où des échos des peintres roumains pré-modernes Stahi et Andreescu se combinent d’une façon raffinée avec l’abstrait ; des compositions-écritures qui renvoient aux mystérieux mandalas orientaux, où l’impulsion chromatique néo-expressionniste, prédominante pour une grande partie de sa génération, est transfigurée vers une spiritualité abstraite ; des peintures et des objets impressionnants, de grandes dimensions, qui s’intègrent dans la direction néo-byzantine de l’art roumain du moment, dont l’exploration des symboles de la culture orthodoxe post-byzantine (encore vifs dans l’espace sud-est européen) suit une spiritualisation aigue de l’idiome typique moderniste de l’abstraction pure et dure.

Par une grande exposition-installation dans les ruines du palais princier Curtea Veche à Bucarest en 1988, Ramniceanu impose son nom parmi les plus sonores de cette direction qui compte des artistes très importants de la scène plastique roumaine. Dans une mise-en-scène spectaculaire, ses peintures, peintures-objet, objets combinent l’allusion de la fresque et de l’icône avec l’abstrait et le minimalisme. Reprise ultérieurement à Athènes, l’exposition donnait corps, d’une manière impressionnante, au concept formulé par l’historien Nicolae Iorga « Byzance après Byzance », dans lequel des générations d’hommes de culture roumains se sont reconnus, concept transformé cette foi-ci dans un fastueux et moderne/post-moderne « Byzance après Byzance après Byzance ».

Les métamorphoses artistiques après 1992, époque à laquelle Ramniceanu s’installe à Paris, sont liées à son intégration dans une aire culturelle beaucoup plus concentrée sur la compétition et l’offre individuelle en termes strictement visuels, et moins intéressée par la récurrence d’une spiritualité reléguée au passé. Son adaptation est spectaculaire et les séries des « Murs », « Iles », « Traces », « Labyrinthes » de ces dernières années le démontrent avec beaucoup d’aplomb.

Il est fascinant d’y observer les démonstrations de force visuelle volcanique et de virtuosité à intégrer d’une manière harmonieuse et personnelle des démarches des plus diverses, du collage géométrique à l’abstraction lyrique française, à l’expressionnisme abstrait et à l’abstraction post picturale américaine : Miro, Hartung, Frank Stella, Soulages et beaucoup d’autres. Tout fondu, intégré dans un mouvement personnel ample, raffiné, majestueux, dans lequel la poétique intense et l’émotionnel prédominent. Mais encore plus fascinant pour moi est d’observer derrière ces surfaces de peinture déchaînée ou rigidement habillées de métal boulonné, discrets mais irréductibles, un quart d’auréole et moitié d’un bouclier, une allusion de coupole, de cloche, un sertissage lourd de porte ou de livre, un éclat hiératique d’or, une brillance mate d’une armure en cuivre - ses plus anciens repères néo-byzantins. Comme si, en se régalant copieusement de la richesse de Crésus de l’offre internationale des dernières décennies - qu’il sait très bien maîtriser et amplifier - Ramniceanu serait contraint par ses propres lois à retenir de ce marché visuel énorme, plutôt les syntagmes qui résonnent avec son passé culturel. Il y cherche une allusion, une trace, une atmosphère de quelque chose qui dépasse la visualité pure, stricte et spectaculaire et semble amené à envelopper ces syntagmes d’un esprit qui ne les caractérise pas, qui vient d’ailleurs et qui veut les élever-contre eux-mêmes-vers le spirituel.

Accompli dans son talent et dans sa fécondité, confronté aux épreuves artistiques de la peinture nationale et internationale, désenchanté peut-être par les deux, homme éclectique par définition comme tout artiste qui doit concilier en lui des multiples tentations esthétiques et déterminations culturelles divergentes, Stefan Ramniceanu porte une invisible mais précieuse et irréductible traînée post-post-byzantine.

Ainsi, probablement, et Ramniceanu et Crésus peuvent s’absoudre.